Analyse d’une nouvelle d’Hemingway
« V2 = V1 – 10% »
Stephen King – Écriture
Un des problèmes récurrents dans l’écriture de nouvelles est la « verbose » ou la logorrhée de l’auteur qui peut être comparée à la graphiose de l’orme, une maladie fongique qui a décimé bon nombre d’ormes partout dans le monde. Une prose surabondante ne pourrait-elle nuire à la qualité des idées exprimées ? Peut-on vraiment capturer l’attention d’un lectorat avec des paragraphes longuets et inutiles ? D’où ce conseil majeur, maintes fois répété dans les ateliers d’écriture : sabrez ! Sabrez ! Sabrez ! Expurgez votre texte de tout ce qui est inutile. Ne gardez que l’essentiel. Comme le préconise Stephen King, la deuxième version d’un texte doit être dix pour cent plus courte que la première. Une nouvelle n’est pas un roman !
Dans cette optique, il serait intéressant de se pencher sur un des maîtres du passé. Ernest Hemingway a écrit une nouvelle inoubliable, intitulée « À vendre : chaussures bébé, jamais portées ». Elle constitue de par sa force évocatrice un joyau de concision, laissant une trace indélébile dans la mémoire de ses fans.
La structure du récit est simple : une femme enceinte avait en sa possession une paire de chaussures neuves qu’elle destinait à son enfant. On devine qu’après avoir perdu son bébé, tout ce qui reste après l’enterrement est cette paire de chaussures. Une annonce paraît dans un journal afin de vendre la paire de chaussures jamais portée. Parfois, les survivants aiment garder un objet ou un vêtement ayant appartenu à leur cher disparu. Ici, le bébé n’a pas eu le temps matériel d’enfiler la paire de chaussures. Il sera enterré pieds nus. L’idée de l’annonce dans le journal est de tourner la page. Les morts font de piètres compagnons pour les vivants. L’auteur, par la sobriété de son expression, nous laisse imaginer la douleur muette de la famille, qui tout en respectant la mémoire du bébé disparu ne souhaite pas s’encombrer de son fantôme. Cette peine est donc mise en valeur, elle s’impose, car, elle est suggérée en filigrane. L’histoire, écrite dans un style laconique caractéristique de la prose d’Hemingway, ne précise pas si cette paire de chaussures avait été offerte à la jeune femme ou si elle l’avait achetée elle-même. Un exemple parfait de détail inutile dont le grand écrivain américain répugne à s’embarrasser, car cela alourdit le texte. Il va à l’essentiel.
La chute de cette nouvelle s’étalant sur près d’un tiers du texte est néanmoins annoncée de manière soudaine. Toute proportion gardée, malgré sa taille relative, elle claque d’une façon sèche et brutale. Selon la légende, dans les années 1920, Hemingway aurait accepté un pari de dix dollars consistant à écrire une nouvelle en six mots (en anglais : « For sale : baby shoes, never worn »). Certains y voient un challenge d’ivrognes accoudés sur le zinc, d’autres pensent qu’il s’agit d’un défi qu’Hemingway s’est imposé lui-même. À l’instar de certaines illusions d’optique, ce chef-d’œuvre peut être perçu par le cerveau humain, tantôt comme une nouvelle n’ayant pas de titre, tantôt comme un titre tellement bien construit qu’un texte accolé serait superflu. Fredric Brown et Jacques Sternberg, deux éminents spécialistes des histoires ultra-courtes, n’ont jamais réussi à battre ce record.
Cette nouvelle considérée à juste titre comme la plus courte jamais écrite est néanmoins complète. Elle comporte une introduction : l’annonce de la mise en vente, un thème romantique, la sexualité frontale sans protection et sa conséquence fréquente au début du siècle dernier : la gestation. Une chute brutale et cruelle couronne le tout : le bébé n’a jamais porté ces chaussures, car il est parti directement vers le paradis.
Le récit laisse un écho amer et suscite une réflexion. Il illustre merveilleusement la règle d’or de l’écriture :
« Ne pas dire, mais montrer ». Ce texte triste, mais sobre était considéré par Ernest Hemingway comme sa meilleure nouvelle.