Devine qui vient dîner
« Juliette et Roméo se voient souvent en cachette
Ce n’est pas qu’autour d’eux les gens pourraient se moquer
C’est que le père de Juliette a une kippa sur la tête
Et celui de Roméo va tous les jours à la mosquée. »
Grand Corps Malade — Roméo kiffe Juliette
La salle à manger des Montargis respire la sérénité et l’harmonie. Les bois précieux du mobilier dans des tons uniformes et l’abondance des espaces libres suggèrent à eux seuls l’opulence. Tout un mur est occupé, du sol au plafond, par un meuble. Adjacente, une immense baie vitrée dispense la lumière solaire jusqu’au crépuscule. Elle donne sur un grand jardin orienté plein sud. Au centre de la pièce trônent une longue table rectangulaire et six chaises. Plus loin, une table basse d’une nudité glaciale se trouve prise en sandwich entre un canapé d’angle et deux fauteuils recouverts d’un tissu gris et chic.
Pas de petit bibelot attrape-poussière. De rares œuvres d’art offrent une décoration sobre, mais raffinée. Peu de livres sur les étagères. Juste une poignée d’ouvrages de référence. Les Montargis consomment en majeure partie de la lecture numérique ou des livres audio. Quelques CD et DVD, mais là aussi, ils préfèrent télécharger afin de ne pas hypothéquer leur volume de rangement. Ils détestent le désordre et ne remplissent aucun tiroir à plus de quarante pour cent.
Cet art de la simplicité serait à coup sûr approuvé par des visiteurs japonais. Élégance zen !
C’est dans ce havre de paix que Romina Montargis prend place autour de la table familiale. Nappe blanche, nourriture saine, saladiers saupoudrés de graines germées. D’habitude, elle aime bien retrouver sa sœur, son frère et ses parents pour un repas dominical, mais là, elle se sent anxieuse. Depuis quelque temps, elle file le parfait amour avec le docteur Julien Capouet, un homme bien sous tous rapports. À un détail près. Et aujourd’hui, elle a décidé d’en parler à sa famille. Sans rien lui cacher.
— Bourgogne Hautes-Côtes-de-Nuits 2008.
Romina place la main au-dessus de son verre en cristal.
— Non merci, Papa. Je vais faire l’impasse sur le vin.
— Ça te ferait du bien, tu sais. Tu m’as l’air un peu pâle. Chute de tension ?
— Je me sens un peu stressée. Mais ça va passer.
— Trop d’heures supplémentaires au bureau, comme d’habitude ? Pas le meilleur moyen de rencontrer de nouveaux visages, ma chérie.
— Je n’ai vraiment pas à me plaindre en ce qui concerne les rencontres et je m’impose une discipline d’enfer pour quitter mon travail à dix‑sept heures. Les heures sup, c’est fini.
Le loup est dans la bergerie. Le processus est désormais irréversible. Elle sent tous les regards, pour l’instant enchantés, braqués sur elle. Romina a toujours été très discrète sur sa vie sentimentale au grand désespoir de sa famille. À vingt-huit ans, elle envisage pour la première fois de présenter quelqu’un. Mais d’abord, il faut tâter le terrain.
— Ma chérie, tu as rencontré ton prince charmant ? s’extasie madame Montargis, un sourire radieux aux lèvres, les mains jointes devant la bouche.
— Eh bien, si j’avais su, j’aurais mis le champagne au frais, remarque le père sans attendre la réponse de sa fille.
— Il est beau gosse ? demande Catherine, l’aînée.
— Très, confesse Romina en fixant son assiette de salade printanière parsemée de germes de blé.
— Qu’est-ce qu’il fait comme boulot ? s’enquiert Patrick, le cadet.
— Neurochirurgien.
— Génial ! s’exclame monsieur Montargis qui a toujours rêvé d’un gendre de haut niveau.
— Tu nous le présentes quand ? s’enhardit la mère.
— Eh bien, Julien et moi aurions aimé savoir si vous seriez libres samedi proch…
Sa question est interrompue par un concert enthousiaste de réponses affirmatives.
— Dis-moi vers quelle heure vous comptez venir, que je mette le champagne au frais, confirme monsieur Montargis.
— Est-ce qu’il est allergique ou ne digère pas certains aliments ? s’enquiert la mère, prête à chouchouter le nouveau venu.
— Pas de souci, Julien choisira lui-même sur le menu. En fait, nous pensions vous inviter tous les quatre au restaurant libanais.
— Romina ! Pas de chichis entre nous, s’étonne le patriarche, venez donc à la maison vers dix-neuf heures. On va faire ça cool et décontracté, tranquillou.
— Hum, je me demande si Julien est suffisamment éligible, de votre point de vue subjectif, pour que je prenne le risque de venir vous le présenter sur votre territoire, dit-elle sur un ton taquin, en essayant de garder le sourire.
Des papillons exécutent un ballet aérien dans son ventre et sa gorge commence à se nouer.
— Que veux-tu dire ? s’étonne le père alarmé.
— Eh bien… Mettez-vous à ma place, c’est la première fois que je vais vous présenter mon partenaire et… je ne sais pas comment vous allez réagir. J’appréhende un peu vos réactions. Je me sentirais juste un peu plus à l’aise dans un endroit neutre, en cas de tension ou de désaccord…
— Mais ma chérie, tu taquines notre ouverture d’esprit, répond monsieur Montargis inquiet. Tu sais très bien que nous n’allons pas juger ton amoureux sur son origine ethnique ou sur sa confession religieuse. Franchement, que ce soit un Péruvien catholique romain ou un Chinois qui collectionne les pare-chocs arrière des autobus soviétiques des années cinquante, c’est OK pour moi. Du moment que tu es heureuse avec lui, c’est le principal, non ?
— Papa, ton ouverture d’esprit t’honore. Il s’appelle Julien Capouet, il est blond aux yeux bleus, costume cravate, trente-deux ans, il s’exprime avec un accent marseillais absolument délicieux et il est agnostique.
Le cerveau paternel phosphore dur. Il scanne l’éventail des soucis possibles et évalue. Fumeur, peu probable — drogué, impossible, Romina hait la drogue — alcoolique, non, il tremblerait et les cellules grises de ses patients seraient transformées en bouillie par son scalpel — néonazi, impossible — Front National, peu probable — nain, après tout si elle est heureuse, mais non… Il imagine un nain sur un escabeau au-dessus de la table d’opération, non, trop dangereux, il pourrait basculer sur un crâne décapsulé et réduire les neurones en compote, peu probable. Marié, oh non ! Pas un homme marié, ce n’est pas vrai !!!
— Marié ?
— Bien sûr que non ! répond Romina, tout étonnée. Nous n’avons pas encore fixé de date.
— Mais alors c’est quoi son problème ?
— Mais Papa, je n’ai jamais dit qu’IL avait un problème. Toutes mes amies adorent Julien. Elles trouvent qu’il est merveilleux et que j’ai une chance incroyable.
Monsieur Montargis se tourne vers sa femme en exprimant un certain degré d’interrogation à travers son langage corporel. File not found. Abort, Retry, Fail ?
Catherine, l’alliée de toujours, sent sa sœur mal à l’aise et essaie de désamorcer la tension :
— Pour envisager de nous le présenter, j’imagine que tu dois être très heureuse avec lui ?
— Je ne me suis jamais sentie aussi épanouie de toute ma vie.
— Comment est-ce que vous vous êtes rencontrés ?
— Un refus de priorité. À un rond-point ; son véhicule bloquait la piste cyclable. Je n’ai pu l’éviter. Ma bicyclette a percuté son 4×4 et…
Le père, qui était en train de boire une gorgée de vin, est soufflé par le choc comme s’il avait reçu un coup de poing dans l’estomac. Le liquide rougeâtre reflue de son palais vers l’extérieur à la manière d’un parfum éjecté par un atomiseur. La nappe blanche rosit. Romina rougit. La bombe est larguée. Sa mère sort ses yeux revolver et lui lance un :
— Romina !!!
Sa fille verrouille ses yeux sur les asperges biologiques cuites à la vapeur, alignées sur le côté gauche de son assiette. La jeune femme n’ose pas affronter les regards réprobateurs. Elle déglutit, prend son courage à deux mains et continue sa phrase.
— … Il était vraiment désolé. Il a dit que c’était de sa faute et…
Le père achève de tousser et l’interrompt d’une voix étranglée :
— Un 4×4 ?
— Oui… et qu’il allait m’offrir un nouveau vélo pour…
— C’était trop beau pour être vrai, soupire monsieur Montargis, voyant s’écrouler comme un château de cartes, ses rêves de gendre idéal et de petits-enfants politiquement corrects.
Catherine intervient pour secourir sa sœur :
— Mais, attendez un peu avant de juger un individu que vous ne connaissez pas. Peut-être qu’il vit à la campagne ? Ou qu’il est…
— Non ! Il ne vit pas à la campagne, il habite en ville, il travaille en ville et roule en 4×4, en ville, sur des routes finement asphaltées. Et comme des millions d’autres personnes, il a le droit de conduire un véhicule à quatre roues motrices, en vente libre chez la plupart des concessionnaires agréés.
— Mais c’est pas un peu ringard un 4×4, en ville, de nos jours ? attaque Patrick. S’il n’attache aucune importance à ce que les autres pensent de lui, cela ne risque-t-il pas de rejaillir sur toi ?
— Écoutez ! Je n’ai pas envie d’entendre vos blagues débiles de petit bourgeois écolo bien-pensant, du style « gros 4×4 — petit pénis » ou vos inepties théoriques sur la compensation d’un sentiment d’infériorité. Je puis vous assurer qu’il s’agit là de rumeurs sans fondement et qu’il a une… une personnalité, euh… qu’il est parfaitement équilibré et bien dans sa tête.
— Combien ? demande son père sur un ton inquisiteur.
— Suffisamment pour me satis…
— Non, je voulais dire, sa voiture, rectifie monsieur Montargis.
— Trois cent quatre-vingts grammes de gaz carbonique au kilomètre. Jeep Grand Cherokee.
— Carrément ! Un gros calibre ! Un véhicule capable de s’adapter à tous les climats, j’imagine ! ironise son frère avec un sourire ambigu. Et depuis combien de temps êtes-vous ensemble ?
— Huit mois.
— Huit mois ! Oh mon Dieu ! s’écrie sa mère. Et cela ne te gêne pas de savoir que chaque fois qu’il roule dix petits kilomètres il vomit trois kilos huit cents de CO2 à la face de l’humanité ? Si ça se trouve, depuis que vous vous connaissez, il en a déjà jeté plusieurs tonnes dans l’atmosphère ! Est-ce que tu imagines la honte pour nous, si un jour nous allons pique-niquer avec un égoïste qui abandonne sans s’en soucier ses paquets de chips vides, ses canettes de Coca, ses cigarettes ou autres détritus malsains dans la nature ?
— Mais enfin, tu dis n’importe quoi Maman. Tu ne le connais même pas et déjà tu le juges en lui attribuant un comportement imaginaire. Tu ne te rends pas compte que tu utilises un argument fallacieux.
— Je ne vois pas en quoi une analogie acceptable peut être considérée comme un argument fallacieux ! s’exclame le père. Et où sont passés tous les principes que l’on t’a inculqués ?
— Lesquels ? Ne pas porter de jugement discriminatoire à l’encontre des minorités ou des personnes qui n’ont pas les mêmes opinions ? Sans l’avoir jamais rencontré, vous avez déjà des préjugés sur Julien à cause d’un objet qu’il possède, comme s’il s’agissait d’un pestiféré. Ce genre de réaction se trouve aux antipodes des préceptes que vous m’avez enseignés. J’ai l’impression que vous êtes incapables de prendre du recul et de réaliser à quel point vous êtes incohérents avec votre propre système.
— OK ! Soyons objectifs : à part son immaturité et son sentiment d’insécurité, peut-il fournir une explication alternative valide qui puisse justifier son choix d’un 4×4 ?
— Papa ! Je n’ai pas à juger les choix de Julien !
— Mais, es-tu consciente que cet égoïste refuse de regarder la réalité en face en crachant ses tonnes de dioxyde de carbone dans la biosphère ? Nier un problème, c’est le résoudre ? Vive la politique de l’autruche ! C’est avec cette mentalité biaisée qu’il va éduquer mes petits-enfants ?
— N’oubliez pas que cet égoïste immature comme vous dites, est chirurgien. Il a soigné et sauvé des centaines de vies humaines, infiniment plus que vous n’en sauverez avec les cellules photovoltaïques installées sur votre toit ou votre prosélytisme fanatique supposé politiquement correct !
— La bonne excuse ! objecte Patrick. Il a sauvé des vies, donc il a le droit de bousiller la planète. Je vois qu’à l’instar de la mauvaise haleine, les arguments fallacieux se remarquent plus facilement chez les autres que chez soi.
Romina se sent abattue. Ce combat l’épuise. Il est beaucoup trop tôt pour parler de ses seins douloureux et de ses nausées matinales. Elle estime qu’il vaut mieux attendre encore un peu avant d’agiter la carotte. Elle remonte sur le ring afin de déclamer son petit laïus. Elle l’a bien répété en coulisse et cela confère une certaine fluidité à son débit.
— Mais vous ne pouvez pas essayer de relativiser ? Remettez un peu les choses en perspective, bon sang. Vous êtes tellement convaincus de votre bon droit ! Cela vous autorise-t-il à manipuler la vérité comme une grande caisse encombrante dont les coins blessent tout le monde ? Je conçois que s’il avait beaucoup de défauts, vous pourriez dire « Et en plus il roule en 4×4 ! », et je comprendrais votre point de vue. Mais là, j’ai l’impression qu’il y a quelque chose de fondamental qui vous échappe. Nous ne sommes plus au XIXe siècle. Vous n’avez pas à essayer d’influencer mon choix, me suggérer d’y renoncer, ni même me demander de réformer Julien. Je vais donc reformuler ma ligne d’horizon de manière claire et concise. J’ai, moi, Romina, rencontré un homme qui est merveilleux et qui m’accepte telle que je suis, sans vouloir me changer. J’ai l’intention de partager avec lui cette vie et un repas au « Paradis du Liban » samedi prochain. Avec ou sans vous !
Elle a envie de vomir. Elle n’entend plus son frère et ses parents qui se lancent dans une discussion animée. Profitant du brouhaha, Catherine, lui prend le bras et avec un sourire chaleureux lui demande :
— Tu n’aimes plus le bourgogne ?
— Mais si !
— Depuis combien de temps tu ne bois plus de vin, si je puis me permettre ?
— Depuis peu, lui répond-elle l’œil pétillant avec un enjouement mutin.
— Et euh… comment dire, euh… enfin, vous tirez à blanc ?
— Non, on tire à balles réelles depuis deux mois.
— Cool ! Je suis contente pour v…
— Eh bien bravo ! interrompt le père qui a entendu cette dernière confidence. Nous voilà avec le couteau sur la gorge, probablement devant le fait accompli !
La jeune femme n’en peut plus. Elle lâche un long soupir, replie sa serviette et la pose sur la table. Elle se lève, prend son sac à main et s’excuse :
— Je ne me sens pas bien. J’ai un peu la nausée et j’ai besoin de sortir pour respirer de l’air frais. Ayez la courtoisie de me passer un petit coup de fil pour que je sache le nombre de places à réserver au restaurant.
Elle quitte la salle à manger et dans le couloir se retourne une dernière fois vers les siens pour leur dire d’une voix fatiguée :
— Et si vous choisissez de venir, ça serait sympa d’éviter certains sujets, au moins pour notre premier repas tous ensemble. Julien est un homme de compromis et quand je l’ai informé de votre problème, il a proposé de se rendre au restaurant en métro.
Catherine, d’un imperceptible mouvement de tête, envoie à sa sœur un acquiescement discret, suivi d’un clin d’œil furtif. Romina longe le couloir et avant de refermer la porte d’entrée, elle entend sa mère s’étrangler d’une voix suraiguë :
— NOTRE problème ?! Alors ça, c’est la meilleure !