Rituel territorial d’un primate supérieur
« Les voyages servent à réguler l’imagination par la réalité et,
au lieu de préjuger comment les choses pourraient être,
de les voir telles qu’elles sont. »
Samuel Johnson
Gabriel m’a demandé si je voulais boire un verre avec lui. J’ai décidé de prendre le taureau par les parties sensibles et je lui ai répondu que c’était beaucoup trop banal. Panne d’inspiration ? Pourquoi ne pas profiter du pont de l’Ascension, pour partir quelques jours à l’étranger ? Rien de mieux que de voyager ensemble pour évaluer nos compatibilités avant de se lancer plus loin. Je pensais le refroidir avec ma proposition audacieuse, l’imaginant attiré par le fugace, le papillonnage, mais il m’a fait comprendre que lui aussi préférait investir dans le développement durable. Grand prince, il m’a laissé choisir la destination de notre escapade : Téhéran, Riyad, Sanaa, Khartoum, Nouakchott ou Venise.
J’ai décrypté dans cette énumération farfelue, une subtile invitation pour des bécotages publics. J’espère qu’il optera pour des endroits discrets quand même. J’ai horreur des grimaces réprobatrices de ces mamies italiennes qui traînent leur mentalité d’avant-guerre comme un boulet inutile. Elles cachent leur besoin de tendresse derrière des regards voyeurs et assassins. J’ai répondu « OK pour la Sérénissime, mais je te préviens, j’ai une peur panique des chats ».
Gabriel a trouvé une pension cossue Via Negroponte. Il m’a transféré le courriel de Guido, le propriétaire, assurant qu’il n’y avait aucun animal domestique chez lui. Enfin ! Un homme qui m’écoute sans me juger.
Je ne connais pas grand-chose de sa vie personnelle. Il a un fils prénommé Fabrice. Dix-huit ans, mais déjà assez mature et évolué pour avoir rassuré son père au moment du divorce : « Quoi qu’il arrive, tu resteras toujours mon papa ! »
Aéroport Marco Polo. Il sort son iPhone et consulte les horaires des vaporettos pour le Lido. Il est très organisé. Toutes les informations utiles à notre séjour ont été recherchées et répertoriées. Carte des environs de la pension, adresses de restaurants non touristiques, fréquentés par des habitués, qu’une amie lui a communiquées, heures d’ouverture des monuments que nous souhaitons visiter. Tout, tout, tout. Avant de débarquer, il maîtrisait déjà son territoire. Il doit bien avoir quinze ou vingt ans de plus que moi. Je sens l’homme qui a vécu.
Guido nous accueille et s’exprime avec d’amples mouvements de mains. Extraverti et insouciant comme la plupart des Italiens, j’imagine. Son regard lubrique et insistant m’incommode. Aucune classe. Il nous précise quelques points importants, pour les clés, les horaires du petit déjeuner, etc. Il nous mène à notre chambre et nous souhaite, avec un sourire jovial, de profiter de notre séjour.
Gabriel vérifie les interrupteurs, les robinets, l’eau chaude de la douche. Il décroche le crucifix pendu au-dessus du lit, débarrasse la commode de quelques bibelots superfétatoires. Il fourre le tout dans le dernier tiroir, le referme et ouvre celui du haut. Il défait les sangles de sa valise en cuir, en extrait quatre mouchoirs, quatre slips, quatre T-shirts, quatre paires de chaussettes blanches et les range dans le premier tiroir.
Ah ses chaussettes blanches ! Gabriel, toujours tiré à quatre épingles : costume anthracite, chaussures noires cirées glacées, chemise unie, cravate en soie. Et des chaussettes blanches !
Enfin, c’est grâce à elles que j’ai deviné qu’il n’y avait pas de femme dans sa vie.
Au tour de l’armoire : il sort un cintre en bois digne de recevoir sa veste et relègue ceux en fil de fer sur la planche du bas.
Je m’assieds sur le fauteuil et observe son manège comme un zoologue étudierait un primate. J’essaie de ne pas trop le juger. Je me dis que tout le monde possède ses habitudes et peut‑être que dans deux décennies, j’aurai moi aussi développé mon propre rituel territorial, chaque fois que j’investirai un nouvel endroit. Petites manies intimes que personne ne suspecte, mais qui feront partie de mon quotidien.
Il me demande s’il peut prendre le côté droit du lit, le plus proche de la salle de bains. Il m’explique qu’il doit se lever la nuit. Ainsi, il me gênerait moins. J’acquiesce d’un signe de tête avec un sourire. Il dépose une bouteille d’eau minérale au pied de la table de nuit. Ronfle-t-il ? Vais-je bien dormir ?
C’est maintenant le tour du roman qu’il a commencé à lire dans l’avion. Il l’aligne sur le bord extérieur du marbre. J’espère qu’on prendra le temps de discuter quand même, et qu’il ne passera pas toutes ses soirées à bouquiner. Mais peut-être suis-je trop romantique ?
Il ouvre le petit tiroir, y dépose un tube de gel lubrifiant et y vide le contenu d’une boîte de douze préservatifs condamnés d’avance par le Vatican. Puis il jette l’emballage en carton dans la poubelle. Hé ! Mais on n’est pas en voyage de noces, mon coco. Tendresse, oui. Stand de tir, non ! Et puis, malgré mes idées préconçues envers cette ville-cliché, j’aimerais bien prendre le temps de la visiter, maintenant que j’y suis. Il a l’air si sûr de lui. Il s’imagine qu’il n’a qu’à claquer des doigts pour que je m’offre à lui.
Si ça se trouve, il ne pense qu’à ça depuis l’aéroport. Ou même depuis notre première rencontre, à la soirée jeux d’un collègue, quand je l’ai battu aux échecs. Je me souviens de son regard ébouriffé quand je lui ai expliqué mon analyse stratégique. Il a dû faire un bond dans son évolution lorsqu’il a réalisé que la blondeur de ma chevelure ne le mettait pas à l’abri d’un mat en quatre coups. Un simple mannequin de catalogue, statue photogénique vantant les vêtements et les accessoires de la maison, a donné une petite raclée au directeur des ressources humaines. Depuis, quand on se croise dans les couloirs ou à la cantine, j’ai l’impression qu’il me dévore des yeux. C’est une vérité universellement reconnue qu’un homme pourvu d’une certaine assurance ne peut s’empêcher de consommer sa proie d’un œil évaluateur, dans un premier temps. Mais lui, au moins, il procède avec tact et élégance. Il commence par le visage — bref verrouillage oculaire — avant de convoiter ma chair en abaissant son regard, avec retenue. Toute la différence entre un épicurien et un goinfre, je présume. Je le fascine, c’est sûr.
Le déballage continue. Rasoir, blaireau, crème à raser, brosse à dents et dentifrice s’alignent sur la partie gauche de l’étagère en verre située au-dessus du lavabo. Un flacon d’eau de toilette en atomiseur vient se garer transversalement, juste au milieu. À droite de cette barrière improvisée, l’espace libre m’appartient, je présume. J’espère qu’après s’être rasé, il rince bien le lavabo. Pareil pour la douche. Je ne sais pas pourquoi, mais je l’imagine assez velu.
Il se dirige maintenant vers un angle de la pièce. Il ne va quand même pas uriner aux quatre coins de la chambre pour délimiter son nouveau territoire ? Non, il s’approche juste de la porte d’entrée. Il retire le jeu de clés de la serrure. Que n’y ai-je songé plus tôt ! Pourquoi s’encombrer du porte-clés lourd et volumineux de l’hôtellerie traditionnelle ? Alors qu’il suffit de le détacher et de passer les clés sur l’anneau de son propre porte-monnaie !
Gabriel me donne l’impression d’être astucieux et sérieux dans ses entreprises. Je réalise mon manque d’objectivité. Je tourne un film dans ma tête. Zoom avant. Le scénario semble indifférent aux réalités potentielles du monde réel. Angle de vision : mes appréhensions et mes idées préconçues. Je risque une déception à la hauteur de mes attentes. Il faut que j’arrête de faire phosphorer mon imagination. Je dois vider mon esprit. Zoom arrière. Allez ! Ça ne sert à rien de continuer à tergiverser. Je me jette à l’eau. Je me dirige vers la fenêtre et ferme les tentures d’un coup sec, exilant un soleil proche de son zénith. Il a compris ma capitulation. Je l’entends s’approcher de moi. Ses mains se posent avec douceur sur mes épaules. Je m’enivre de son parfum. Les battements de mon cœur s’accélèrent. Il défait les deux boutons du haut de ma chemise. Il glisse ses doigts sous le tissu et caresse mes pectoraux musclés. Je me tourne vers lui, ému. La place Saint-Marc attendra encore un peu.