Verrouillage oculaire consenti
Dimanche 3 juin 2018, Bruxelles
« Walking Therapie » est une pièce de théâtre assez spéciale, ou plutôt, c’est un spectacle déambulatoire. Cela se passe dans la rue avec deux acteurs munis de casques et de micros et plusieurs dizaines de spectateurs munis de casques et de tabourets pliables. Sur une thématique assez floue, deux prédicateurs déjantés nous invitent à surmonter nos peurs en affrontant la ville. Ils interpellent des passants et font participer l’audience de manière interactive.
L’un des exercices consistait à regarder dans les yeux un membre de l’audience à proximité et à ne pas dévier son regard. Une jeune femme assise à ma droite verrouille son regard dans le mien et l’épreuve commence. Ce verrouillage oculaire, souvent synonyme d’émotions intenses est l’apanage des amoureux ou des ennemis se défiant.
Si l’on demande à un échantillon de volontaires de choisir entre deux photos d’une même personne, la plupart des gens choisiront inconsciemment celle où les pupilles sont dilatées, sans forcément réaliser le pourquoi de leur choix puisqu’à ce détail près, les photos sont rigoureusement identiques. Inconsciemment, les amoureux cherchent dans le regard de leur partenaire cette dilatation rassurante des pupilles, ensuite leurs visages se rapprochent et leurs lèvres se rencontrent.
L’exercice continue, nous entendons dans nos casques les mêmes suggestions « Plongez votre regard dans celui de l’autre et prenez conscience de la détresse qui en émane ». Cette instruction farfelue nous fait pouffer simultanément mais nous tentons malgré tout de rester les yeux dans les yeux. Je me fais la réflexion que plonger est le verbe approprié, car j’ai l’impression agréable de plonger dans une eau limpide. La jeune femme possède cette beauté naturelle de celles qui n’ont besoin que de très peu de maquillage. Elle aussi joue très bien le jeu malgré nos minuscules déviations causées par un acte qui nous semble un peu contraint dans un tel contexte. Rien de vraiment tabou ou d’interdit ; nous n’avons pas vraiment l’impression de nous approcher d’une frontière. Malgré le léger inconfort psychologique de cette contrainte, j’éprouve un plaisir sain comme celui que pourrait procurer une nage sous-marine dans des eaux claires. Comme pour ce slow que j’avais dansé — correctement j’imagine — avec une inconnue lors d’un anniversaire. L’acte pour l’acte, sans arrière-pensée, ni désir de prolongation et d’une moralité irréprochable. Dans nos sociétés, du moins.
De nouvelles pitreries du prédicateur nous font tourner la tête vers lui, nous permettant de « reprendre notre souffle » comme si nous avions été en apnée d’une certaine normalité. Le verrouillage oculaire mutuellement consenti est terminé et me laissera un souvenir très agréable. Je me dis que j’ai eu de la chance de tomber sur une partenaire qui a aussi bien joué le jeu.
En rentrant vers le Théâtre National pour y rendre nos casques, une spectatrice avec qui je discutais à propos de cet exercice m’a confié ressentir un certain malaise vers la fin, tandis qu’un autre spectateur, a trouvé comme moi que c’était le meilleur moment du show.