Dans « La mouette », Anton Tchekhov relate un fait précis qui pourrait être librement interprété comme un challenge créatif, une invitation à un exercice d’écriture : Une mouette fraichement abattue est offerte en cadeau. Donnez un sens à cet acte insolite en écrivant une nouvelle.

Trigorine suggère le déroulement de la pièce en imaginant ainsi le synopsis de la nouvelle qu’il pourrait écrire sur la base de cet incident : “ Une jeune fille passe toute sa vie sur le rivage d’un lac. Elle aime le lac, comme une mouette, et elle est heureuse et libre, comme une mouette. Mais un homme arrive par hasard et, quand il la voit, par désœuvrement la fait périr. Comme cette mouette.”


La mouette 

 

Danse avec les puces, notre setter irlandais, rentre par la baie vitrée en tenant dans sa gueule un oiseau ensanglanté. Suivi de près par mon fils, un fusil de chasse en main. Lucas caresse le chien, s’empare du volatile, le pose sur mon bureau et avec un grand sourire m’annonce :
— Tiens Papa ! Une mouette !
Je contemple la scène, abasourdi. Mon regard va du chien remuant sa queue, à ma table de travail maintenant souillée, au visage de Lucas, tout fier de lui, comme s’il m’avait battu aux échecs.
Je suis incapable de réagir.
— Il te plaît mon cadeau ? C’est chouette, hein Papa ?
Il enlève ses lunettes de soleil, va déposer le fusil sur le râtelier et revient vers moi.
— Lu… Lucas !
— Papa ?
— Mais enfin, tu es beaucoup trop jeune pour jouer avec un fusil !
— Pas dans tes nouvelles, Papa. N’oublie pas que tu es omnipotent. Si ça ne te plaît pas, il suffit d’appuyer sur Ctrl + Z pour effacer.
— Et pourquoi m’offrir une mouette morte ?
— Eh bien ! C’est un peu celle que Konstantin avait offerte à Nina, tu sais ? Et toi, t’es comme Trigorine et tu vas en faire une nouvelle.
— Mais Lucas, à sept ans tu ne peux pas lire du Tchekhov quand même ?
— Si Papa ! Dans tes histoires, je le peux.
— Et tu le lis en français ou en néerlandais ?
— Oh ! Je peux même lire Anton Pavlovitch en russe si ça te fait plaisir. Ainsi, il y aurait moins de déperdition artistique au niveau de la traduction.
— Et cette pauvre mouette, pourquoi l’as-tu tuée ?
— Mais c’est pour rire, c’est pas pour du vrai. Et puis tu vas la ressusciter ?
— Mais je ne peux pas la faire revivre comme çà ! L’omnipotence n’exclut pas le réalisme. Et puis, tout ce sang.  Il faudrait la nettoyer un peu.
— Allons donc la laver dans l’évier de la cuisine, si tu veux.
— Hmmm ! Je ne sais pas si cela plairait à Maman.
— Alors, disons que Maman est allée dormir, et puis on nettoiera tout, après ! Ni vu, ni connu. D’accord ?
— Bon, OK !
Nous entrons ensemble dans la cuisine. Danse avec les puces tout excité nous suit, piaffant d’impatience, se méprenant vraisemblablement sur nos intentions. J’ouvre le robinet et entreprends de faire un brin de toilette à la mouette.
— Lucas, pendant que je la lave, va me chercher ma pince à épiler et du désinfectant s’il te plaît.
— Oui Papa.
Cinq minutes plus tard, j’extrais plomb après plomb et Lucas verse de l’alcool sur les plaies, afin de prévenir toute infection. Après un épilage plombaire méticuleux, j’essuie l’oiseau avec du papier cuisine, le retourne et procède à un léger massage cardiaque. Rien à faire, le piaf, imperturbable, semble prendre goût à la quiétude de son trépas.
— Un électro-choc sur le cœur, comme à la télé, aux urgences ! suggère Lucas, toujours très créatif.
Docile, je prends la mouette et me dirige vers le garage. J’improvise une table de camping transformée en table d’opération aviaire. J’ouvre le capot de la voiture, branche les câbles sur la batterie, J’applique le métal des pinces sur la poitrine de l’animal. Une gerbe d’étincelle jaillit. Une odeur de poulet rôti vient chatouiller les narines de Danse avec les puces qui se met à gémir d’impatience.
— Papa, il faudrait peut-être écarter les électrodes un peu plus, et ne pas laisser la mouette sur le dos, car ça l’endort de toute manière.
Oui, c’est vrai, j’avais oublié ce truc de magie. Il suffit de retourner une blanche colombe sur le dos pour l’endormir et la mettre dans sa manche. Dès qu’elle se retrouve à l’endroit, elle se réveille et s’envole. Est-il allé fouiller dans mes livres de magie ? Il est si curieux de tout, il en serait capable !
Enfin, le quatrième électrochoc produit le résultat escompté. La mouette gigote et se relève. Elle reste debout, un peu immobile, sonnée, groggy. Elle revient de loin. Le chien intrigué recule et nous regarde. Il s’approche d’elle. Apeurée,  elle s’envole par la porte du garage restée ouverte. Danse avec les puces aboie et la poursuit à travers le jardin. En quelques secondes la mouette disparaît de notre champ de vision, de notre vie.
— Voilà, c’est fini mon chéri.
— Mais il t’a plu mon cadeau, Papa ?
— Je ne sais pas. Tu sais, il est tard. D’habitude, à cette heure-ci, tu dors depuis longtemps.
— Bon, OK. Bonne nuit, Papa.
— Bonne nuit, mon chéri. Fais de beaux rêves.
J’ai l’impression que plusieurs heures se sont écoulées. Ou j’écris trop lentement, peut-être ? Toujours à raturer, revenir en arrière pour charcuter mon texte, amputer le superflu. Jamais satisfait avant la trentième version.
Cela m’épuise. Il est temps de tout relire une dernière fois, de sauvegarder ce fichier et d’aller au lit. Tout ce sang, tout ce stress ! Cela me remue trop. J’en ai presque la nausée. J’ai besoin de dormir, de m’évader par les rêves, afin d’oublier ce monde trop trépidant… Oublier ces guerres, ces atrocités, ces accidents. Oublier la mort, cette loterie si présente dans nos vies fragiles, éphémères.
Oublier cette violence muette, qui telle une norme clandestine, s’invite sous mon clavier et envahit parfois mes fictions.