Traduction : Le tigre de Madame Packletide
par Saki (1870-1916)
Madame Packletide se réjouissait à l’idée de tuer un tigre. Non pas qu’elle ait ressenti une brusque soif de sang, ni qu’elle ait le sentiment qu’elle laisserait ainsi une Inde plus saine et plus sûre qu’elle ne l’avait trouvée, débarrassée d’une infime fraction de bêtes sauvages. Le motif irrésistible de sa soudaine décision de suivre les pas de Nimrod était simple. Loona Bimberton avait été récemment transportée sur une distance de dix-sept kilomètres par un aviateur originaire d’Algérie et elle ne parlait que de ça ; seule, une peau de tigre obtenue personnellement et accompagnée d’une abondante moisson de photos de presse pourrait anéantir ce genre de commérages glorifiés. Mme Packletide avait déjà organisé dans sa tête le repas qu’elle donnerait « en l’honneur de Loona Bimberton » dans sa maison de Curzon Street, avec le tapis en peau de tigre véritable, bien en évidence, au milieu du décor et des conversations. Elle avait aussi imaginé dans les moindres détails la broche ornée d’une griffe de tigre qu’elle lui offrirait pour son anniversaire. Dans un monde mû principalement par la faim et l’amour, Mme Packletide constituait une exception. Ses actes et ses motifs étaient largement gouvernés par son antipathie envers Loona Bimberton.
Les circonstances furent propices. Mme Packletide avait offert un millier de roupies à qui lui offrirait l’occasion de fusiller un tigre sans trop de risques ni d’efforts. Et il se trouvait qu’un village avoisinant pouvait se vanter d’être le lieu de rendez-vous favori d’un animal aux antécédents respectables, mais qui en raison des infirmités inhérentes à son âge avancé, avait dû se résoudre à renoncer au gros gibier afin de limiter son appétit aux animaux domestiques plus petits. La perspective de gagner mille roupies avait stimulé l’instinct commercial et chasseur des villageois ; des enfants guettaient nuit et jour à l’orée de la jungle locale afin de ramener le tigre dans le cas improbable où il souhaiterait s’éloigner de son terrain de chasse habituel, et les chèvres les moins onéreuses étaient abandonnées avec une insouciance soutenue sur le territoire qui semblait constituer sa réserve alimentaire attitrée. La grande angoisse était maintenant qu’il meure de vieillesse, avant le jour de son exécution des propres mains de la chasseresse d’outre-mer. Les mères de famille portant leur bébé à travers la jungle après leur journée de labeur dans les champs s’abstenaient de chanter trop fort afin d’éviter d’interrompre le sommeil réparateur du vénérable voleur de bétail.
La grande nuit arriva enfin, et la lune apparut dans un ciel sans nuage. Mme Packletide et sa compagne rémunérée, Mademoiselle Mebbin, se cachaient dans une hutte de chasseur, bâtie pour l’occasion et disposée de manière pratique et confortable sur un arbre. Une chèvre, gratifiée d’un bêlement tellement persistant que même un tigre partiellement sourd ne pourrait manquer de l’entendre par une nuit calme, était attachée à la distance correcte. Armée d’un fusil bien réglé et d’un jeu de cartes, la prédatrice attendait sa proie tout en faisant des réussites.
— Ai-je raison de présumer que nous courons quelque danger ? demanda Mademoiselle Mebbin.
En fait, elle n’était pas du tout inquiète à propos du fauve, mais elle avait une sainte horreur d’offrir un service d’une qualité légèrement supérieure à sa rétribution.
— N’importe quoi ! Lui répondit Mme Packletide ; c’est un tigre très vieux. Même s’il le voulait il serait incapable de sauter jusqu’ici.
— Si c’est un vieux tigre, je pense que vous auriez pu offrir moins. Mille roupies représentent beaucoup d’argent.
Louisa Mebbin adoptait une attitude de sœur aînée vis-à-vis de l’argent, quelle que soit la nationalité de la devise. Ses interventions énergiques avaient déjà sauvé quelques roubles de maints destins tragiques sous forme de pourboire dans des hôtels moscovites. Quant aux francs et aux centimes, ils restaient inexplicablement collés à ses doigts dans des circonstances qui normalement auraient dû les faire fuir de mains si peu sympathiques. Ses spéculations boursières et ses équations relatives au ratio de la décrépitude féline furent interrompues par l’entrée en scène de l’animal lui-même. Dès qu’il aperçut la chèvre attachée, il se tapit sur le sol, apparemment davantage mû par un désir de repos avant l’action que par une intention d’approche discrète.
— Je pense qu’il est malade, lança à voix haute Louisa Mebbin à l’intention du chef du village, qui se tenait en embuscade derrière un arbre voisin.
— Chut ! répliqua Mme Packletide, au moment où le tigre commença à se mouvoir en direction de sa victime.
— Maintenant, maintenant ! lui intima Mademoiselle Mebbin piaffant d’excitation. S’il ne touche pas à la chèvre, nous ne devrons pas la payer (l’appât était payable en sus du millier de roupies).
L’éclair du coup de fusil fût accompagné d’une forte détonation et le fauve fit un bond de côté puis culbuta dans l’immobilité de son trépas. En l’espace de quelques secondes, la foule des indigènes en liesse envahit le théâtre de l’exploit, et le tam-tam de la victoire répercuta la bonne nouvelle à travers tout le village. Leur triomphe et leur réjouissance trouvèrent un écho facile dans le cœur de Mme Packletide ; déjà, le repas festif dans Curzon Street semblait infiniment plus proche.
Ce fut Louisa Mebbin qui attira l’attention sur le fait que la chèvre ensanglantée semblait lutter contre la mort, à cause d’une blessure par balle, probablement fatale, alors que nulle trace de l’œuvre meurtrière du fusil ne pouvait être trouvée sur le corps du tigre. À l’évidence, le mauvais animal avait été atteint ; le prédateur avait succombé des suites d’une crise cardiaque provoquée par le bruit du coup de fusil et accélérée par sa dégradation sénile. Mme Packletide se trouvait bien entendu fort ennuyée par cette découverte ; mais malgré tout, elle était de facto l’heureuse propriétaire d’un tigre occis et les villageois naturellement désireux de recevoir leurs espèces sonnantes et trébuchantes fermèrent les yeux sur ce détail. De connivence, ils célébrèrent l’héroïne du jour et de toute manière, Mademoiselle Mebbin était une compagne rémunérée. Donc Mme Packletide fit face aux appareils photo avec un cœur léger, et sa gloire photographique atteignit les pages du Texas Weekly Snapshot et même le supplément illustré du lundi de Novoe Vremya. Quant à Loona Bimberton, elle refusa de regarder le moindre journal illustré pendant des semaines, et sa lettre de remerciement pour la broche ornée de la griffe de tigre était un modèle d’émotions réprimées. Elle déclina l’invitation au repas festif, soi-disant donné en son honneur, car il y a des limites au-delà desquelles les sentiments refoulés peuvent générer des situations explosives.
De Curzon Street, le tapis en peau de tigre véritable voyagea jusqu’au manoir de campagne et fut dûment inspecté et admiré par tout le comté. Il sembla tout à fait approprié et seyant à Mme Packletide de se rendre au bal costumé du comté déguisée en Diane chasseresse. Elle refusa néanmoins la tentante suggestion de Clovis Sangrail d’une partie de danse primitive où chacun porterait les peaux des animaux qu’ils auraient tués récemment. « Je ne pourrais me déguiser que comme un bébé portant des couches, avec une ou deux peaux de lapin » confessa Clovis tout en lorgnant malicieusement sur les proportions du corps de la chasseresse, « mais ma silhouette est presque aussi parfaite que celle d’un jeune danseur russe ».
— J’imagine que tout le monde serait fort amusé si l’on apprenait ce qu’il s’est réellement passé, dit Mademoiselle Mebbin quelques jours après le bal.
— Que voulez-vous dire ? s’enquit rapidement Mme Packletide.
— Comment vous avez mortellement effrayé le tigre en tuant cette chèvre par erreur, répondit Mademoiselle Mebbin avec son délicieux rire sarcastique.
— Personne ne le croirait, dit Mme Packletide, son visage changeant de couleur en un éclair, en passant par une palette de couleur variée.
— Loona Bimberton le croirait sans problème, répondit Mademoiselle Mebbin en se réjouissant de voir le visage de Mme Packletide se fixer sur un ton verdâtre.
— Vous n’oseriez jamais me trahir ? demanda-t-elle.
— J’ai remarqué une charmante résidence secondaire près de Dorking qu’il me plairait fort d’acquérir, indiqua Mademoiselle Mebbin sur un ton anecdotique. Une superbe affaire pour un prix inférieur à 680. Malheureusement, je n’ai pas l’argent.
Le délicieux cottage de Louisa Mebbin qu’elle a baptisé « Les fauves » est très agréable en été avec ses bordures de lis tigré. Il suscite l’émerveillement et l’admiration de ses amis. « C’est vraiment incroyable comment Louisa arrive à bien se débrouiller » s’exclament-ils unanimement.
Quant à Mme Packletide, elle ne s’adonne plus aux plaisirs de la chasse au gros gibier. « Les faux frais atteignent des sommes astronomiques » confie-t-elle aux amis lui posant la question.
(Traduit par Jean-Philippe Lembeye – www.lembeye.fr)